"L'un des moyens de se faufiler [ entre deux erreurs de l'histoire des sciences et de l'histoire du capitalisme ] est se demander comment il est possible de capitaliser quoi que ce soit. Dès que cette question est posée, on s'aperçoit que les réponses ne sont pas légions ; il faut faire venir le monde en certains points qui deviennent alors des centres ou des points de passage obligé. Très bien mais sous quelle forme faire venir le monde pour que, d'une part, ce qui est loin, distant et périssable, s'y trouve assemblé, et que, d'autre part, le centre ainsi constitué ne soit pas un formidable embouteillage ? Il faut inventer des dispositifs qui mobilisent les objets du monde, maintiennent leur forme et puissent s'inspecter du regard. Il faut surtout que toutes ces formes puissent se combiner à loisir et se retravailler de telle sorte que celui qui les accumule dispose d'un surcroît de pouvoir. Alors, et alors seulement, certains points deviennent des centres capables de dominer sur une grande échelle. Dans la suite des recherches, je ne parlerai plus des lieux où se cumulent les mobiles immuables que comme des centres de calcul, sans plus m'occuper de savoir à quels domaines ces calculs ressortissent."

LATOUR, B. (1985). LES «VUES» DE L'ESPRIT. Culture technique, (14).

# le centre de calcul (observatoire, laboratoire) permet l'action à distance sur des mobiles immuables et combinables :


Latour, B. (2005). La science en action: introduction à la sociologie des sciences. La Découverte/Poche.p.534-535



Latour, B. (2005). La science en action: introduction à la sociologie des sciences. La Découverte/Poche.p.542-543


"L’accent mis sur le déplacement matériel – que nous retrouvons dans la notion de « centre de calcul » développée par Bruno Latour – nous aide à esquisser une définition très générale du calcul, comme consistant en un processus où trois étapes sont impliquées :

    Tout d’abord, afin d’être calculées, les entités prises en compte doivent être détachées : un nombre fini d’entités sont déplacées et disposées dans un espace unique  (LATOUR, 1995 ; BOWKER, STAR, 1999) . Nous devons imaginer cet espace de calcul dans un sens très large : c’est le « compte » lui-même mais également, par extension, la surface où les entités à calculer sont déplacées (littéralement ou par délégation) puis comparées et manipulées selon un principe opérationnel commun. Il est important de retenir la variété de tels espaces de calcul. Une facture, un échiquier, une usine, un écran de négociation, une salle de marché, un tableur informatique, une chambre de compensation, une mémoire d’ordinateur, un chariot de supermarché : tous ces espaces peuvent être analysés en tant qu’espaces de calcul, mais tous fourniront des formes de calcul différentes.

    Une fois mises ainsi à plat, les entités considérées (« prises en compte ») sont associées entre elles. C’est-à-dire qu’elles sont sujettes à manipulations et transformations, toujours dans un sens très matériel (des mouvements vers la gauche ou la droite, vers le haut ou le bas, des superpositions ou des juxtapositions). Appliquer une règle, dans un sens mathématique, ou utiliser un calculateur mécanique sont des cas où l’on peut facilement reconnaître ce procédé : une économie de calcul est précisément une économie de déplacements, comme celle qu’avait décrite Charles Babbage lors du célèbre épisode de sa visite à la chambre de compensation bancaire de la City de Londres  (CAMPBELL-KELLY, ASPRAY, 1996, p. 15-20) . Mais ces déplacements sont également à l’œuvre dans des situations moins mécaniques. Un arbitragiste financier, par exemple, associe matériellement deux entités (un indice et le produit dérivé correspondant, ou une société et sa cible dans le cas d’une fusion possible) en disposant leur évolution sur une même fenêtre d’écran  (BEUNZA, STARK, 2003 ; GODECHOT, HASSOUN, MUNIESA, 2000)

    Un troisième mouvement est nécessaire afin d’obtenir un calcul abouti : un résultat doit être extrait. Une nouvelle entité doit être dégagée (une somme, une liste ordonnée, une évaluation, un choix binaire, etc.), une entité qui corresponde précisément aux manipulations effectuées dans l’espace de calcul et qui, par conséquent, lie (elle récapitule ou, en anglais, summa-rizes) les entités prises en compte. Cette entité résultante n’est pas nouvelle dans le sens ou elle viendrait de nulle part : elle est préfigurée par les arrangements décrits ci-dessus. Mais elle doit pouvoir quitter l’espace de calcul et circuler ailleurs d’une façon acceptable (et sans transporter tout l’appareillage de calcul avec elle)."

Callon, M., & Muniesa, F. (2003). Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul. Réseaux, (6), 189-233.