"Le langage et les régimes discursifs associés qui conditionnent une si large part de nos pensées et de nos actions ne sont pas clos. Bien qu'il faille bien entendu être prudent concernant la manière dont le langage (et, par extension, certains modes socialement stabilisés de pensée et d'action) naturalise des catégories de pensée, on peut s'aventurer à parler de quelque chose comme la vie « elle-même» sans être complètement contraint par la langue qui permet de l'exprimer.


Les sois non humains, en effet, possèdent des propriétés ontologiquement uniques associées à leur nature constitutivement sémiotique. Celles-ci, dans une certaine mesure, nous sont accessibles. Ces propriétés distinguent les sois des objets et des artefacts. Traiter les non-humains de façon générique – en mêlant sans discrimination les choses et les êtres – ne permet cependant pas de le voir. C'est là à mon sens le principal défaut des études de sciences et technologies, l'approche dominante lorsqu'il est question d'étendre le champ des sciences sociales pour y inclure les non-humains.

Ces études rassemblent non-humains et humains dans un même cadre analytique au moyen d'une forme de réductionnisme qui laisse dans l'ombre des concepts tels que l'agentivité et la représentation. En conséquence, les instanciations distinctivement humaines de ceux-ci deviennent les modèles de toute agentivité et de toute représentation. Cela aboutit à une forme de dualisme dans lequel humains et non-humains se voient attribuer un mélange de propriétés humanoïdes et chosiformes [...].

[...]

Cette approche de l'agentivité non humaine néglige le fait que certains non-humains, ceux qui sont vivants, sont des sois. Et en tant que sois, ils ne sont pas seulement représentés, ils représentent aussi des choses. Ils peuvent le faire sans avoir à « parler ». Ils n'ont pas non plus besoin de « porte-parole» […] car,[…], la représentation dépasse le symbolique et, par conséquent, le langage humain.

Bien que nous autres humains nous représentons les êtres vivants non humains de différentes manières culturellement, historiquement et linguistiquement distinctives, et que cela ait certainement des effets pour nous comme pour ces êtres ainsi représentés, nous vivons aussi dans des mondes au sein desquels la manière dont ces sois se représentent notre présence peut avoir une importance vitale. De la même manière, mon propos est d'explorer les interactions, non pas avec des non-humains envisagés de manière générique – c'est-à-dire en traitant les objets, les artefacts et les vies comme des entités équivalentes –, mais avec des êtres vivants non humains envisagés à partir des caractères distinctifs qui font d'eux des sois.

Les sois sont des agents, pas les choses. La résistance diffère de l'agentivité. Et […], la matérialité ne confère pas nécessairement de la vitalité. Les sois sont le produit d'une dynamique relationnelle spécifique qui implique l'absence, le futur, la croissance, de même qu'une aptitude à la confusion. Cela émerge avec les pensées vivantes, et cela leur est unique."


Kohn, E., 2017. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l'humain. Zones sensibles. (pages 131-133)