extraits de l’article de Callon (1990)

"Cet article explore les processus hétérogènes du changement social et technique, et en particulier, la dynamique des réseau techno-économiques. Il débute en considérant la manière dont les acteurs et les intermédiaires sont constitués et se définissent mutuellement, au sein de tels réseaux au cours de la traduction. Il explore ensuite, premièrement la manière dont les parties de tels réseaux hétérogènes convergent afin de créer des espaces unifiés reliant des éléments incommensurables, et secondairement comment certains de ces liens se pérennisent et tendent à mettre en forme les futurs processus de traduction. "

1. Acteurs et intermédiaires

p.134 : La science économique nous dit que ce sont les choses qui mettent les acteurs en relations les uns avec les autres.  Par exemple, qu’un consommateur et un producteur entrent en relation via un produit. Ou qu’un employé et un employeur sont liés parce que les compétences du premier sont mobilisées et payées par le dernier. Les économistes parlent ainsi d’intermédiaires.

"un intermédiaire est tout ce qui, passant entre les acteurs, défini les relations entre eux"

Les exemples d’intermédiaires incluent les articles scientifiques, les logiciels informatiques, les corps humains disciplinés, les artefacts techniques, les instruments, les contrats et l’argent.

Les économistes nous enseignent que l’interaction implique la circulation d’intermédiaires. Les sociologues nous enseignent que les acteurs peuvent seulement être définis à travers leurs relations. Mais ce sont deux morceaux d’un même puzzle, et si nous les assemblons nous trouvons la solution.

p.135 : "les acteurs se définissent mutuellement dans l’interaction - par les intermédiaires qu’ils mettent en circulation"

1.1 Intermédiaires  (p.135)

quatre principaux types d’intermédiaires

1/textes, ou plus généralement les inscriptions (rapport, livres, articles, brevets, notes), qui circulent et forment des médias relativement immuables qui résistent au transport [mobiles immuables]

2/artefacts techniques, qui incluent instruments scientifiques, machines, robot, biens de consommation, groupe relativement stable et structuré d’entités non humaines qui ensemble réalisent certaines taches

3/les êtres humains, avec leurs compétences, savoir et savoirs-faire incorporés

4/l’argent sous différentes formes"

p.135 "Les textes comme réseaux"

p.136 "l’article scientifiques est un réseau qui crée sa description"

L’objet technique comme réseau : un objet technique peut être traité comme un programme d’action qui coordonne un réseau de rôles"

p.137 "Les objets techniques,plus ou moins explicitement, définissent et distribuent des rôles aux humains et aux non-humains. Comme les textes, ils relient ensemble des entités au sein de réseaux avec des chemins qui peuvent être décodés."

Les compétences comme réseau (p.137)
L’argent comme réseau (p.138)

Des intermédiaires purs aux intermédiaires hybrides

(p.138) : "en pratique, le monde est empli d’intermédiaires hybrides"

Décoder les intermédiaires

(p.139) : "J’ai tenté de montrer que les intermédiaires, plus ou moins explicitement, décrivent leurs réseaux. C’est à dire qu’ils décrivent une collection d’humains et de non-humains, entités individuelles et collectives. Celles-ci sont définies par leurs rôles, leurs identités, et leur programme - qui dépendent tous des relations dans lesquelles elles entrent."

deux conséquences

"sur le plan du rôle crucial joué par les intermédiaires dans l’élaboration de la forme, de l’existence et de la consistance des liens sociaux" : "les acteurs se définissent mutuellement par le moyen de leurs intermédiaires qu’ils mettent en circulation"

sur le plan méthodologique : "le social peut être lu dans les inscriptions que laissent les intermédiaires"

exemples d’intermédiaires : articles scientifiques, logiciels, corps humains disciplinés, artéfacts techniques, instruments, contrats, argent

1.2 Acteurs

(p.140) "L’action travaille par la circulation des intermédiaires". "Toutes les interactions impliquent une méthode pour imputer des intermédiaires à des auteurs. En fait, l’auteur est souvent inscrit au sein des intermédiaires."

"Un acteur est donc un intermédiaire qui met d’autres intermédiaires en circulation"

2. Réseaux  (p.142)

"Tous les groupes, acteurs et intermédiaires décrivent un réseau : ils identifient et définissent d’autre groupes, acteurs et intermédiaires, ensemble, avec avec les relations qui les tiennent ensemble.

2.2.1 Convergence (p.144)

"Après avoir parlé de traduction, je peux maintenant explorer la dynamique des réseaux - le processus complexe par lequel les acteurs et leur intermédiaires bavards (quelquefois indiscrets) se meuvent ensemble."

La convergence mesure jusqu’à quel stade le processus de traduction et sa circulation d’intermédiaires mène à un accord. 

La convergence possède deux dimensions : alignement et co-ordination"

Alignement

p.145 "Un réseau commence à se former dès que trois acteurs sont réunis par des intermédiaires. Il existe deux configurations de base possibles : "

La première est complémentaire, les relations y sont transitives.

La seconde est substitutive, C est à la fois traduit par A et B

Co-ordination

qui est vraiment acteur, comment certains intermédiaires lui sont-ils attribués - quelles sont les règles d’attachement des intermédiaires à tels acteurs- quelles sont les conventions pour définir qui parle au nom de qui ?

"Je parlerai de faible co-ordination quand je voudrai caractériser un réseau qui ne possède pas de règles locales précises" et "de forte co-ordination pour faire référence à réseau formé par des règles à la fois locales et globales, à l’étendue de traduction restreinte et au comportement relativement prédictible".

2.2.2 Frontières

p.148 "La frontière d’un réseau peut être liée à son niveau de convergence. Dès lors que tout intermédiaire peut être mis en mots ou en textes, il permettent d’analyser le corpus plus ou moins redondant de textes qui définissent les acteurs, leurs identités et leurs relations. ...Simplement compter le nombre de fois qu’une traduction est inscrite au sein du corpus pertinent de textes ou d’inscriptions [voir la métrique des mots associés].

Pour l’établissement des frontières, un élément important est la comptabilité des régimes de traduction. C’est une des dimensions de la convergence. Ainsi il existe des règles et des régulations qui distinguent le pôle scientifique et le rendent partiellement autonome de - mais en même temps le relient de manière spécifique à - la technique.

"il est possible de distinguer entre les réseaux longs et les réseaux courts"

2.2.3 Irréversibilisation

p.149 "je dirais que le degré d’irréversibilité dépend de deux choses

(a) le niveau auquel il est subséquemment impossible de revenir en arrière à un point où la traduction était une parmi d’autres

(b) le niveau auquel il forme et détermine les traductions suivantes"

"plus nombreuses et hétérogènes sont les interrelations et plus grande sera la probabilité d’un résistance victorieuse à d’autre traductions alternatives"

2.2.4 Dynamique des réseaux et ponctuation

"Quand un réseau est fortement convergent et irréversibilisé, il peut être assimilé à une boîte noire dont le comportement est connu et prédit indépendamment de son contexte. Il peut être lié à un ou plusieurs acteurs-réseau ’extérieurs’ avec lesquels il échange des intermédiaires. Sous ces conditions, il est ponctualisé au sein de ces autres réseaux."

Conclusion

p.153 "Le comportement des acteurs, et plus généralement leur définition, change avec l’état du réseau, qui lui-même est le produit d’actions préalables. Les acteurs et leurs profils d’action peuvent être caractérisés pour chaque configuration d’un réseau. Moins un réseau sera convergent, moins il sera irréversible et plus les acteurs qui le composent peuvent être compris en termes de concepts de stratégie, de négociation et de variation de buts, de projets modifiables et de changements de coalitions. Dans de telles circonstances l’analyse doit commencer avec les acteurs et renseigner leurs interactions fluctuantes. La piste est encore chaude. L’information est rare, contradictoire, asymétrique et difficile à interpréter et à employer. L’incertitude est la règle.

À l’autre extrémité, dans les réseaux totalement convergents et irréversibilisés, les acteurs deviennent des agents avec des objectifs précis et des instruments pour établir des hiérarchies, calculer des coûts et mesurer des retours [sur investissement]. La piste est froide, et l’histoire est économicisée. Les états du réseau sont connus à chaque point à chaque instant. L’information délivrée par la traduction inscrite dans les intermédiaires et parfaite (le réseau est connu et prévisible) mais limitée (elle ne va pas au delà du réseau en question). Controverses et désintéressements (pour employer le langage de la sociologie de la traduction) sont hautement improbables. Le paradoxe est que les acteurs n’ont pas le choix, dans la mesure où ils sont "agis" par le réseau qui les tiens en place. À l’inverse, ils sont en position d’action délibérée seulement quand l’information est imparfaite et asymétrique."

Callon, M., 1990. Techno-economic networks and irreversibility. The Sociological Review 38, 132–161.