l’école française de sociologie des sciences

(extrait de VINCK, D., 1991. Gestion de la Recherche: Nouveaux Problèmes, Nouveaux Outils, sous la coordination de VINCK D. De Boeck Université, Bruxelles 7, pp 14-16 )

"Les lignes de force de cette école de pensée peuvent être résumées de la manière suivante :

1. Étendre l’agnosticisme de l’observateur aux sciences sociales elles-mêmes. Il s’agit d’éviter de porter des jugements sur la façon dont les acteurs analysent leur société exactement comme le sociologue des sciences s’abstenait de porter un jugement sur les arguments scientifiques et techniques des acteurs qu’il étudie. Il s’agit donc de ne privilégier aucun point de vue sur les acteurs et d’enregistrer les incertitudes qui portent sur leur identité lorsqu’elle est controversée.

2. Le principe de symétrie généralisée de CALLON (extension du principe de symétrie de BLOOR). Il ne s’agit plus seulement d’expliquer, dans la même manière, les connaissances acceptées et les croyances rejetées. Il faut aussi rendre compte, dans les mêmes termes, des aspects techniques et des aspects sociaux. De nombreux répertoires peuvent être utilisés, à condition de ne pas en changer lorsqu’on passe d’un aspect à l’autre, par exemple, d’une innovation qui réussit à une autre qui échoue, des aspects techniques aux aspects sociaux.

3. Utiliser la libre association. Il s’agit de repérer comment les acteurs définissent et associent les différents éléments, sans imposer de grille d’analyse préétablie et de grandes distinctions a priori. L’observateur doit enregistrer l’inventaire des catégories utilisées, des entités mobilisées et des relations dans lesquelles elles entrent ainsi que de leurs remises en question permanentes. Il s’agit de rendre aux acteurs leur marge de manœuvre.

4. La théorie de la traduction (CALLON, 1976, 1982a, 1986a) et des réseaux. Il s’agit du répertoire proposé par l’école française conformément au principe méthodologique exposé au point 2 ci-avant.

— La traduction est un processus général par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise. Elle souligne la permanence des déplacements opérés. Elle permet de suivre comment les différents acteurs, notamment les scientifiques et les ingénieurs, sont constamment occupés à redéfinir et à reconstruire la société et le monde en introduisant des associations nouvelles (9). L’identité des acteurs, humains ou non-humains, leur taille et leurs intérêts sont constamment négociés tout au long du processus de traduction ; il n’y a pas de monde pré-défini. Ainsi, les acteurs décrivent un système d’alliances ou d’associations (CALLON, 1981b) entre des entités dont ils définissent à la fois l’identité, les problèmes qui s’interposent entre elles et ce qu’elles veulent. Ils définissent un acteur-monde (CALLON, 1986b) (un ensemble de problèmes et d’entités au sein duquel un acteur se rend indispensable) sans lequel aucune entité (par exemple, un objet technique) ne peut être comprise. Il s’agit ensuite de stabiliser l’identité des différentes entités et leurs liaisons en mettant en place des dispositifs d’intéressement pour interrompre les associations concurrentes (10).

— A l’idée de traduction est aussi liée celle de mobilisation d’alliés : celle-ci consiste à rendre mobiles des entités qui ne l’étaient pas. Par la désignation de porte- paroles et par la mise en place d’une cascade d’intermédiations et d’équivalences, toute une série d’acteurs sont déplacés et rassemblés en un point. Par la sélection de porte-paroles (échantillon de population, modèle animal, délégation syndicale, ratios comptables), c’est-à-dire d’entités qui parlent au nom des autres et donc qui font taire celles-ci, la mobilisation contribue à réduire le nombre d’interlocuteurs représentatifs, à convertir des entités nombreuses et hétérogènes en un plus petit nombre d’entités plus homogènes et plus facilement contrôlables (investissement de forme (THEVENOT, 1985). Certaines entités acquièrent ainsi de la force parce qu’elles réussissent à en mobiliser de nombreuses autres et à se les allier. La mobilisation se matérialise par toute une série de déplacements, de simplifications et de juxtapositions qui conduit à ponctualiser (à transformer en un point ou en une boîte noire (CALLON, 1981, LAW, 1984) un réseau d’entités solidement liées entre elles.

— Lorsqu’une traduction est réussie, elle prend la forme d’un réseau (11) contraignant pour les entités en présence. Alors qu’au début d’une traduction, un acteur avançait des hypothèses sur l’identité d’autres acteurs, leurs relations et leurs objectifs, — il composait son acteur-monde, unifié et auto-suffisant — à l’issue du processus, un réseau de liens les contraint et constitue un acteur-réseau avec ses points de passage obligés. Les éléments de l’acteur-réseau sont hétérogènes et mutuellement définis au cours de leur association.

— L’acteur-réseau a sa propre structure constamment susceptible de changer. Les réseaux et les porte-paroles sont toujours contestables. “De la traduction à la trahison, il n’y a souvent qu’un pas”. De nouveaux déplacements peuvent détourner les acteurs des points de passage obligés qui leur avaient été imposés. Les porte-paroles peuvent être dénoncés, les liaisons défaites, les réseaux se disloquer et s’irréaliser : rien n’est irréversible. Du même coup la description de la réalité sociale et naturelle se remet à fluctuer. Il n’y a plus superposition des descriptions d’un acteur à l’autre. Des controverses, par lesquelles est remise en cause, discutée, négociée ou bafouée la représentativité des porte-paroles, éclosent."

9 : Ainsi, par exemple, des chercheurs, ayant analysé le développement des techniques (LAW, 1987a, 1988a,b), ont montré que de nombreuses distinctions a priori sont non-pertinentes. Il s’agit, notamment, de la délimitation entre ce qui est acquis et ce qui ne l’est pas, entre science fondamentale et appliquée, entre facteurs sociaux et techniques, entre les acteurs participant aux controverses et les autres, entre contenus et contextes, etc.
10 : De nombreuses études ont montré qu’il était possible d’analyser l’argumentation scientifique comme un dispositif d’intéressement : CALLON, 1983, 1984, 1986b, LAW, 1982, 1983, LATOUR, 1984.
11 : La notion de réseau est utilisée pour rendre de compte des associations entre des entités hétérogènes.

CALLON M.(1976), L’opération de traduction comme relation symbolique, in P.Roqueplo, Incidences des rapports sociaux sur le développement des sciences et des techniques, Cordes, 1976
CALLON M. (1981b), LATOUR B., Unscrewing the Big Leviathan : how actors macrostructure reality and how sociologists help them to do so, in Knorr- Cetina K., Cicourel A., Advances in Social Theory and Methodology : Toward an Integration of Micro and Macro-sociologies, Routledge and Kegan Paul, London, 1981
CALLON M. (1982a), LAW J., On Interests and their transformation : Enrolment and Counter-Enrolment, Social Studies of Science, 12(4), 1982, pp 615-625
CALLON M. (1982b), LATOUR B., éds., La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, éd.Pandore, Paris
CALLON M.(1983), BAUIN S., COURTIAL J.P., TURNER W., From translation to Problematic Networks : an Introduction to Coword Analysis, Social Science Information, 22, 2, pp 191-235.
CALLON M. (1984), BASTIDE F., BAUIN S., COURTIAL J.P., TURNER W., Les mécansimes d’intéressement dans les textes scientifiques, Cahiers STS-CNRS, 4, pp 88-105
CALLON M.(1986a), Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc, L’année sociologique, n° 36, pp 169-208
CALLON M. (1986b), J.LAW, A.RIP, Mapping the dynamics of science and technology, The MacMillan Press, London
LATOUR B. (1984), Les microbes, Guerre et Paix, suivi de Irréductions, éd.A.M.Métailié, Paris
LAW J. (1982), WILLIAMS R., Putting facts together : a Study in Scientific Persuasion, Social Studies of Science, 12, pp 535-558
LAW J. (1983), Enrôlement et contre-enrôlement : les luttes pour la publication d’un article scientifique, Social Science Information, 22, 1983, pp 237-251
LAW J. (1984), A propos des tactiques du contrôle social : une introduction à la théorie de l’acteur-réseau, La légitimité scientifique : Cahiers Science, Technologie, Société, 4, pp 106-126, Paris, CNRS
LAW J. (1987a), CALLON M., The life and death of an aircraft : a network analysis of technical change, International Workshop on the Integration of Social and Historical Studies of Technology, University of Twente, Enschede
LAW J. (1988a), The anatomy of a sociotechnical struggle : the design of the TSR 2, in Elliot B., Technology and Social Process, Edinburgh University Press, Edinburgh, 1988
LAW J. (1988b), CALLON M., Engineering and Sociology in a Military Aircraft Project : A network Analysis of Technological Change, Social Problems, 35(3)
THEVENOT L. (1985), Les investissements de forme, Conventions Economiques, Paris, PUF