Énoncé
1) Un énoncé ne se déplace jamais par lui-même d'un locuteur à un autre, il n'y a pas de force d'inertie qui expliquerait son mouvement.
2) Pour cette raison, le sort d'un énoncé est donc entièrement entre les mains des autres locuteurs qu'il doit intéresser ; sa destinée est, par définition, collective ; vous pouvez avoir prouvé sans conteste que la lune est un fromage, cet énoncé ne sera fait que si d'autres le répètent et le croient.
3) A cause de 1) et de 2), chaque locuteur se saisira d'un énoncé pour des raisons qui lui seront propres ; il agit comme un multi-conducteur : il peut être indifférent, hostile, il peut trahir l'énoncé, l'incorporer avec un autre, le déformer de toutes sortes de façon ou même, dans certains cas, le passer à un autre sans discussion.
4) A cause de cette traduction continue, l'énoncé va changer en passant de main en main ; chaque fois qu'il sera transféré il sera transformé et, selon toute probabilité, il sera difficile de lui attribuer un auteur bien identifié.
5) Si l'on part de cette situation agonistique, il est possible de définir, dans l'ensemble des jeux de langages, - le cas le plus rare : celui d'un énoncé cru par chaque membre du collectif sans autre dispute, et passé de main en main sans autre déformation ; - cas encore plus rare : le propriétaire de cet énoncé stable et répandu reste bien identifié et est reconnu comme tel par tout le monde : «Crick et Watson ont découvert que l'ADN avait la forme d'une double hélice. »

Fait : énoncé qui est répété par quelqu'un d'autre sans qualification pour être utilisé sans contestation comme prémisse d'un raisonnement. Selon les rapports de force, un énoncé devient un fait ou une fiction. (Latour, 1985)

Fait mou : se négocie aisément

Fait dur : énoncé accompagné de tellement d'éléments qu'il est impossible à déformer.

Controverse : lutte pour savoir celui qui est capable de rassembler en un point le plus grand nombre d'alliés fidèles et disciplinés. Si vous souhaitez convaincre un grand nombre de gens de choses inhabituelles, vous qui devez d'abord sortir de vos habituels chemins; vous reviendrez, accompagnés d'un grand nombre d'alliés imprévus et nouveaux, et vous convaincrez, c'est-à-dire que vous vaincrez tous ensemble. Encore faut- il que vous soyez capables de revenir avec les choses. Si vous en êtes incapables, vos mouvements seront perdus. Il faut donc que les choses puissent supporter le voyage sans se corrompre. Il faut aussi que toutes ces choses puissent être présentées à ceux que vous souhaitez convaincre et qui n'ont pas été là bas. Pour résumer, il faut que vous inventiez des objets qui soient mobiles, immuables, présentables, lisibles et combinables. (Latour, 1985)

Latour Bruno 1985, Les « vues » de l'esprit, Culture Technique, 14. 4-29.