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jeudi 30 avril 2015

éléments pour une sociologie de la traduction

irruption des non-humains dans les sciences humaines

2001 une odyssée de l'espace © Kubrick

#1 "ce que l'on appelle le social est matériellement hétérogène"

"Ce principe est à la fois évident et difficile à mettre en œuvre. Évident, car tout le monde sait que nos sociétés dépendent de technologies, de textes et de tout le reste. Mais leur prise en charge théorique est loin d’être aisée. En pratique, nous avons tendance à les mettre entre parenthèses ou à considérer que leur statut et leur nature sont différents de ceux des êtres humains. Ce sont des ressources ou des contraintes. Ces matériaux sont en quelque sorte passifs ; ils ne deviennent actifs que mobilisés par des acteurs en chair et en os. C’est précisément cette asymétrie qui est remise en cause par ce premier principe. Les distinctions entre conversations, textes, techniques, corps sont essentielles. Mais il n’existe aucune raison a priori pour en exclure certains de la participation à la dynamique du collectif : tous ces éléments, tous ces matériaux, contribuent à la création et à la transformation de l’ordre social."

#2 "les entités sont des réseaux de matériaux hétérogènes"

"Quand on suit un scientifique en action, ou encore la conception et la fabrication d'un énoncé scientifique ou d'un artefact technique, ce que l'on observe, c'est la multiplicité des éléments qu'ils associent et dont ils sont en quelque sorte le résumé. Nous avons appelé traduction ce processus de mise en relation. Les entités qui nous entourent, qu’elles soient des êtres humains, des objets ou des textes, sont des réalités composées parce qu’elles sont le résultat d’un processus de composition."

#3 "des entités à géométrie variable qui relancent l'action"

"Les entités qui composent les collectifs sont le résultat de mises en relation, d’associations de matériaux hétérogènes. Cela signifie que leur contenu ou leurs propriétés ne sont pas fixés une fois pour toutes, qu’ils ne sont pas donnés dans l’ordre des choses. L’identité des entités résulte des interactions en cours et évolue avec elles."

"La définition de ce qui est réalisable et de ce qui ne l’est pas se décide dans l’interaction. Il n’est pas possible, avant d’en avoir éprouvé le réalisme, de savoir comment les entités vont se comporter, et cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de science et de technique. "

"Dans la sociologie que nous proposons, lorsque nous disons que l’identité d’une entité se transforme, nous signifions que sa composition s’est modifiée, c’est-à-dire que le réseau dont elle est coextensive s’est transformé. Cela permet d’introduire dans l’analyse, et de manière active, tous ces non-humains sans lesquels nous serions semblables à nos frères babouins.
"

"Toute action, [...] pour s’accomplir, se prolonge dans des entités qu’elle met en forme [...] et qui à leur tour agissent, débordant – tout en la relayant – l’action initiale à laquelle elles ne sauraient être pourtant purement et simplement réduites."

#4 "des entités distribuées qui sont aussi des points"

"Une entité qui a réussi à acquérir ainsi une identité stabilisée, une enveloppe qui lui est propre, est une entité qui est en mesure de représenter le réseau des éléments qui l’ont constituée – nous disons : de traduire les différents matériaux dont elle est l’assemblage. Elle les ponctualise. Plus besoin de renégocier."

"Le réseau redevient apparent dès que les éléments qui le composent agissent de manière imprévisible."

"Pour découvrir cette double nature des entités, à la fois points et réseaux, il suffit de suivre le procès de leur configuration et de leur (éventuelle) stabilisation. Au lieu de considérer les entités comme des réalités séparées les unes des autres, éventuellement coordonnées par des règles ou des conventions, il faut les voir comme représentant des réseaux d’éléments hétérogènes, chaque élément étant à nouveau un réseau. Seul compte alors le processus historique de constitution des entités, c’est-à-dire la dynamique de leur ponctualisation et de leur déploiement."

#5 : "des collectifs actifs"

"Une des conséquences les plus contre-intuitives de l’analyse proposée est que non seulement les entités mais également les classes d’entités sont des effets ou des résultats. Des distinctions comme celles entre agents humains individuels, objets ou collectifs, ne sont pas inscrites dans l’ordre des choses."

"Chacune de ces variétés de collectifs devrait pouvoir être caractérisée par une configuration particulière. La capacité d’action stratégique, par exemple, ou plutôt ce que l’on peut appeler de manière plus générale la réflexivité, c’est-à-dire l’aptitude à caractériser une situation, à l’analyser et à agir sur elle, suppose des agencements de matériaux dans lesquels, comme l’a montré la sociologie des sciences, les textes, les inscriptions, les plans, bref tous les éléments à la fois malléables et capables de circuler, jouent un grand rôle."

#6 : "vers une sociologie des collectifs hybrides"

1•"Les non-humains ne peuvent être considérés comme de simples ressources ou contraintes.

2•"Cette participation des non-humains à l’action conduit à concevoir les entités comme des réseaux."

3•"La définition de l’entité comme un réseau associant des éléments humains et non humains – tous actifs – conduit à souligner la double dimension de l’action."

4•"Pour comprendre la dynamique de l’action ou de ce qu’il serait plus juste d’appeler les séquences d’actions, l’analyse proposée rétablit la nécessaire symétrie entre humains et non-humains."

Callon, M., Law, J., 1997. L’irruption des non-humains dans les sciences humaines: quelques leçons tirées de la sociologie des sciences et des techniques. Recherches 99–118.

mercredi 29 avril 2015

réseaux techno-économiques et irréversibilité

extraits de l’article de Callon (1990)

"Cet article explore les processus hétérogènes du changement social et technique, et en particulier, la dynamique des réseau techno-économiques. Il débute en considérant la manière dont les acteurs et les intermédiaires sont constitués et se définissent mutuellement, au sein de tels réseaux au cours de la traduction. Il explore ensuite, premièrement la manière dont les parties de tels réseaux hétérogènes convergent afin de créer des espaces unifiés reliant des éléments incommensurables, et secondairement comment certains de ces liens se pérennisent et tendent à mettre en forme les futurs processus de traduction. "

1. Acteurs et intermédiaires

p.134 : La science économique nous dit que ce sont les choses qui mettent les acteurs en relations les uns avec les autres.  Par exemple, qu’un consommateur et un producteur entrent en relation via un produit. Ou qu’un employé et un employeur sont liés parce que les compétences du premier sont mobilisées et payées par le dernier. Les économistes parlent ainsi d’intermédiaires.

"un intermédiaire est tout ce qui, passant entre les acteurs, défini les relations entre eux"

Les exemples d’intermédiaires incluent les articles scientifiques, les logiciels informatiques, les corps humains disciplinés, les artefacts techniques, les instruments, les contrats et l’argent.

Les économistes nous enseignent que l’interaction implique la circulation d’intermédiaires. Les sociologues nous enseignent que les acteurs peuvent seulement être définis à travers leurs relations. Mais ce sont deux morceaux d’un même puzzle, et si nous les assemblons nous trouvons la solution.

p.135 : "les acteurs se définissent mutuellement dans l’interaction - par les intermédiaires qu’ils mettent en circulation"

1.1 Intermédiaires  (p.135)

quatre principaux types d’intermédiaires

1/textes, ou plus généralement les inscriptions (rapport, livres, articles, brevets, notes), qui circulent et forment des médias relativement immuables qui résistent au transport [mobiles immuables]

2/artefacts techniques, qui incluent instruments scientifiques, machines, robot, biens de consommation, groupe relativement stable et structuré d’entités non humaines qui ensemble réalisent certaines taches

3/les êtres humains, avec leurs compétences, savoir et savoirs-faire incorporés

4/l’argent sous différentes formes"

p.135 "Les textes comme réseaux"

p.136 "l’article scientifiques est un réseau qui crée sa description"

L’objet technique comme réseau : un objet technique peut être traité comme un programme d’action qui coordonne un réseau de rôles"

p.137 "Les objets techniques,plus ou moins explicitement, définissent et distribuent des rôles aux humains et aux non-humains. Comme les textes, ils relient ensemble des entités au sein de réseaux avec des chemins qui peuvent être décodés."

Les compétences comme réseau (p.137)
L’argent comme réseau (p.138)

Des intermédiaires purs aux intermédiaires hybrides

(p.138) : "en pratique, le monde est empli d’intermédiaires hybrides"

Décoder les intermédiaires

(p.139) : "J’ai tenté de montrer que les intermédiaires, plus ou moins explicitement, décrivent leurs réseaux. C’est à dire qu’ils décrivent une collection d’humains et de non-humains, entités individuelles et collectives. Celles-ci sont définies par leurs rôles, leurs identités, et leur programme - qui dépendent tous des relations dans lesquelles elles entrent."

deux conséquences

"sur le plan du rôle crucial joué par les intermédiaires dans l’élaboration de la forme, de l’existence et de la consistance des liens sociaux" : "les acteurs se définissent mutuellement par le moyen de leurs intermédiaires qu’ils mettent en circulation"

sur le plan méthodologique : "le social peut être lu dans les inscriptions que laissent les intermédiaires"

exemples d’intermédiaires : articles scientifiques, logiciels, corps humains disciplinés, artéfacts techniques, instruments, contrats, argent

1.2 Acteurs

(p.140) "L’action travaille par la circulation des intermédiaires". "Toutes les interactions impliquent une méthode pour imputer des intermédiaires à des auteurs. En fait, l’auteur est souvent inscrit au sein des intermédiaires."

"Un acteur est donc un intermédiaire qui met d’autres intermédiaires en circulation"

2. Réseaux  (p.142)

"Tous les groupes, acteurs et intermédiaires décrivent un réseau : ils identifient et définissent d’autre groupes, acteurs et intermédiaires, ensemble, avec avec les relations qui les tiennent ensemble.

2.2.1 Convergence (p.144)

"Après avoir parlé de traduction, je peux maintenant explorer la dynamique des réseaux - le processus complexe par lequel les acteurs et leur intermédiaires bavards (quelquefois indiscrets) se meuvent ensemble."

La convergence mesure jusqu’à quel stade le processus de traduction et sa circulation d’intermédiaires mène à un accord. 

La convergence possède deux dimensions : alignement et co-ordination"

Alignement

p.145 "Un réseau commence à se former dès que trois acteurs sont réunis par des intermédiaires. Il existe deux configurations de base possibles : "

La première est complémentaire, les relations y sont transitives.

La seconde est substitutive, C est à la fois traduit par A et B

Co-ordination

qui est vraiment acteur, comment certains intermédiaires lui sont-ils attribués - quelles sont les règles d’attachement des intermédiaires à tels acteurs- quelles sont les conventions pour définir qui parle au nom de qui ?

"Je parlerai de faible co-ordination quand je voudrai caractériser un réseau qui ne possède pas de règles locales précises" et "de forte co-ordination pour faire référence à réseau formé par des règles à la fois locales et globales, à l’étendue de traduction restreinte et au comportement relativement prédictible".

2.2.2 Frontières

p.148 "La frontière d’un réseau peut être liée à son niveau de convergence. Dès lors que tout intermédiaire peut être mis en mots ou en textes, il permettent d’analyser le corpus plus ou moins redondant de textes qui définissent les acteurs, leurs identités et leurs relations. ...Simplement compter le nombre de fois qu’une traduction est inscrite au sein du corpus pertinent de textes ou d’inscriptions [voir la métrique des mots associés].

Pour l’établissement des frontières, un élément important est la comptabilité des régimes de traduction. C’est une des dimensions de la convergence. Ainsi il existe des règles et des régulations qui distinguent le pôle scientifique et le rendent partiellement autonome de - mais en même temps le relient de manière spécifique à - la technique.

"il est possible de distinguer entre les réseaux longs et les réseaux courts"

2.2.3 Irréversibilisation

p.149 "je dirais que le degré d’irréversibilité dépend de deux choses

(a) le niveau auquel il est subséquemment impossible de revenir en arrière à un point où la traduction était une parmi d’autres

(b) le niveau auquel il forme et détermine les traductions suivantes"

"plus nombreuses et hétérogènes sont les interrelations et plus grande sera la probabilité d’un résistance victorieuse à d’autre traductions alternatives"

2.2.4 Dynamique des réseaux et ponctuation

"Quand un réseau est fortement convergent et irréversibilisé, il peut être assimilé à une boîte noire dont le comportement est connu et prédit indépendamment de son contexte. Il peut être lié à un ou plusieurs acteurs-réseau ’extérieurs’ avec lesquels il échange des intermédiaires. Sous ces conditions, il est ponctualisé au sein de ces autres réseaux."

Conclusion

p.153 "Le comportement des acteurs, et plus généralement leur définition, change avec l’état du réseau, qui lui-même est le produit d’actions préalables. Les acteurs et leurs profils d’action peuvent être caractérisés pour chaque configuration d’un réseau. Moins un réseau sera convergent, moins il sera irréversible et plus les acteurs qui le composent peuvent être compris en termes de concepts de stratégie, de négociation et de variation de buts, de projets modifiables et de changements de coalitions. Dans de telles circonstances l’analyse doit commencer avec les acteurs et renseigner leurs interactions fluctuantes. La piste est encore chaude. L’information est rare, contradictoire, asymétrique et difficile à interpréter et à employer. L’incertitude est la règle.

À l’autre extrémité, dans les réseaux totalement convergents et irréversibilisés, les acteurs deviennent des agents avec des objectifs précis et des instruments pour établir des hiérarchies, calculer des coûts et mesurer des retours [sur investissement]. La piste est froide, et l’histoire est économicisée. Les états du réseau sont connus à chaque point à chaque instant. L’information délivrée par la traduction inscrite dans les intermédiaires et parfaite (le réseau est connu et prévisible) mais limitée (elle ne va pas au delà du réseau en question). Controverses et désintéressements (pour employer le langage de la sociologie de la traduction) sont hautement improbables. Le paradoxe est que les acteurs n’ont pas le choix, dans la mesure où ils sont "agis" par le réseau qui les tiens en place. À l’inverse, ils sont en position d’action délibérée seulement quand l’information est imparfaite et asymétrique."

Callon, M., 1990. Techno-economic networks and irreversibility. The Sociological Review 38, 132–161.