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Keyword - non-humains

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mardi 1 août 2017

agentivité des vivants non-humains

"Le langage et les régimes discursifs associés qui conditionnent une si large part de nos pensées et de nos actions ne sont pas clos. Bien qu'il faille bien entendu être prudent concernant la manière dont le langage (et, par extension, certains modes socialement stabilisés de pensée et d'action) naturalise des catégories de pensée, on peut s'aventurer à parler de quelque chose comme la vie « elle-même» sans être complètement contraint par la langue qui permet de l'exprimer.


Les sois non humains, en effet, possèdent des propriétés ontologiquement uniques associées à leur nature constitutivement sémiotique. Celles-ci, dans une certaine mesure, nous sont accessibles. Ces propriétés distinguent les sois des objets et des artefacts. Traiter les non-humains de façon générique – en mêlant sans discrimination les choses et les êtres – ne permet cependant pas de le voir. C'est là à mon sens le principal défaut des études de sciences et technologies, l'approche dominante lorsqu'il est question d'étendre le champ des sciences sociales pour y inclure les non-humains.

Ces études rassemblent non-humains et humains dans un même cadre analytique au moyen d'une forme de réductionnisme qui laisse dans l'ombre des concepts tels que l'agentivité et la représentation. En conséquence, les instanciations distinctivement humaines de ceux-ci deviennent les modèles de toute agentivité et de toute représentation. Cela aboutit à une forme de dualisme dans lequel humains et non-humains se voient attribuer un mélange de propriétés humanoïdes et chosiformes [...].

[...]

Cette approche de l'agentivité non humaine néglige le fait que certains non-humains, ceux qui sont vivants, sont des sois. Et en tant que sois, ils ne sont pas seulement représentés, ils représentent aussi des choses. Ils peuvent le faire sans avoir à « parler ». Ils n'ont pas non plus besoin de « porte-parole» […] car,[…], la représentation dépasse le symbolique et, par conséquent, le langage humain.

Bien que nous autres humains nous représentons les êtres vivants non humains de différentes manières culturellement, historiquement et linguistiquement distinctives, et que cela ait certainement des effets pour nous comme pour ces êtres ainsi représentés, nous vivons aussi dans des mondes au sein desquels la manière dont ces sois se représentent notre présence peut avoir une importance vitale. De la même manière, mon propos est d'explorer les interactions, non pas avec des non-humains envisagés de manière générique – c'est-à-dire en traitant les objets, les artefacts et les vies comme des entités équivalentes –, mais avec des êtres vivants non humains envisagés à partir des caractères distinctifs qui font d'eux des sois.

Les sois sont des agents, pas les choses. La résistance diffère de l'agentivité. Et […], la matérialité ne confère pas nécessairement de la vitalité. Les sois sont le produit d'une dynamique relationnelle spécifique qui implique l'absence, le futur, la croissance, de même qu'une aptitude à la confusion. Cela émerge avec les pensées vivantes, et cela leur est unique."


Kohn, E., 2017. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l'humain. Zones sensibles. (pages 131-133)

jeudi 30 avril 2015

irruption des non-humains dans les sciences humaines

2001 une odyssée de l'espace © Kubrick

#1 "ce que l'on appelle le social est matériellement hétérogène"

"Ce principe est à la fois évident et difficile à mettre en œuvre. Évident, car tout le monde sait que nos sociétés dépendent de technologies, de textes et de tout le reste. Mais leur prise en charge théorique est loin d’être aisée. En pratique, nous avons tendance à les mettre entre parenthèses ou à considérer que leur statut et leur nature sont différents de ceux des êtres humains. Ce sont des ressources ou des contraintes. Ces matériaux sont en quelque sorte passifs ; ils ne deviennent actifs que mobilisés par des acteurs en chair et en os. C’est précisément cette asymétrie qui est remise en cause par ce premier principe. Les distinctions entre conversations, textes, techniques, corps sont essentielles. Mais il n’existe aucune raison a priori pour en exclure certains de la participation à la dynamique du collectif : tous ces éléments, tous ces matériaux, contribuent à la création et à la transformation de l’ordre social."

#2 "les entités sont des réseaux de matériaux hétérogènes"

"Quand on suit un scientifique en action, ou encore la conception et la fabrication d'un énoncé scientifique ou d'un artefact technique, ce que l'on observe, c'est la multiplicité des éléments qu'ils associent et dont ils sont en quelque sorte le résumé. Nous avons appelé traduction ce processus de mise en relation. Les entités qui nous entourent, qu’elles soient des êtres humains, des objets ou des textes, sont des réalités composées parce qu’elles sont le résultat d’un processus de composition."

#3 "des entités à géométrie variable qui relancent l'action"

"Les entités qui composent les collectifs sont le résultat de mises en relation, d’associations de matériaux hétérogènes. Cela signifie que leur contenu ou leurs propriétés ne sont pas fixés une fois pour toutes, qu’ils ne sont pas donnés dans l’ordre des choses. L’identité des entités résulte des interactions en cours et évolue avec elles."

"La définition de ce qui est réalisable et de ce qui ne l’est pas se décide dans l’interaction. Il n’est pas possible, avant d’en avoir éprouvé le réalisme, de savoir comment les entités vont se comporter, et cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de science et de technique. "

"Dans la sociologie que nous proposons, lorsque nous disons que l’identité d’une entité se transforme, nous signifions que sa composition s’est modifiée, c’est-à-dire que le réseau dont elle est coextensive s’est transformé. Cela permet d’introduire dans l’analyse, et de manière active, tous ces non-humains sans lesquels nous serions semblables à nos frères babouins.
"

"Toute action, [...] pour s’accomplir, se prolonge dans des entités qu’elle met en forme [...] et qui à leur tour agissent, débordant – tout en la relayant – l’action initiale à laquelle elles ne sauraient être pourtant purement et simplement réduites."

#4 "des entités distribuées qui sont aussi des points"

"Une entité qui a réussi à acquérir ainsi une identité stabilisée, une enveloppe qui lui est propre, est une entité qui est en mesure de représenter le réseau des éléments qui l’ont constituée – nous disons : de traduire les différents matériaux dont elle est l’assemblage. Elle les ponctualise. Plus besoin de renégocier."

"Le réseau redevient apparent dès que les éléments qui le composent agissent de manière imprévisible."

"Pour découvrir cette double nature des entités, à la fois points et réseaux, il suffit de suivre le procès de leur configuration et de leur (éventuelle) stabilisation. Au lieu de considérer les entités comme des réalités séparées les unes des autres, éventuellement coordonnées par des règles ou des conventions, il faut les voir comme représentant des réseaux d’éléments hétérogènes, chaque élément étant à nouveau un réseau. Seul compte alors le processus historique de constitution des entités, c’est-à-dire la dynamique de leur ponctualisation et de leur déploiement."

#5 : "des collectifs actifs"

"Une des conséquences les plus contre-intuitives de l’analyse proposée est que non seulement les entités mais également les classes d’entités sont des effets ou des résultats. Des distinctions comme celles entre agents humains individuels, objets ou collectifs, ne sont pas inscrites dans l’ordre des choses."

"Chacune de ces variétés de collectifs devrait pouvoir être caractérisée par une configuration particulière. La capacité d’action stratégique, par exemple, ou plutôt ce que l’on peut appeler de manière plus générale la réflexivité, c’est-à-dire l’aptitude à caractériser une situation, à l’analyser et à agir sur elle, suppose des agencements de matériaux dans lesquels, comme l’a montré la sociologie des sciences, les textes, les inscriptions, les plans, bref tous les éléments à la fois malléables et capables de circuler, jouent un grand rôle."

#6 : "vers une sociologie des collectifs hybrides"

1•"Les non-humains ne peuvent être considérés comme de simples ressources ou contraintes.

2•"Cette participation des non-humains à l’action conduit à concevoir les entités comme des réseaux."

3•"La définition de l’entité comme un réseau associant des éléments humains et non humains – tous actifs – conduit à souligner la double dimension de l’action."

4•"Pour comprendre la dynamique de l’action ou de ce qu’il serait plus juste d’appeler les séquences d’actions, l’analyse proposée rétablit la nécessaire symétrie entre humains et non-humains."

Callon, M., Law, J., 1997. L’irruption des non-humains dans les sciences humaines: quelques leçons tirées de la sociologie des sciences et des techniques. Recherches 99–118.