"Qu’est-ce qui est plié dans l’action technique? Le temps, l’espace et le type d’actants. Le marteau que je trouve sur mon atelier n’est pas contemporain de mon action d’aujourd’hui: il garde plissés les temps hétérogènes dont l’un a l’ancienneté de la planète, à cause du minerai qui a servi à le fondre, dont l’autre à l’âge du chêne qui a donné le manche, et dont un autre encore renvoie aux dix années passées depuis qu’il est sorti de l’usine allemande qui l’a mise sur le marché. Quand je saisis le manche, j’insère mon geste dans ‘un bouquet de temps’, selon l’expression de Michel Serres, qui me permet de m’insérer moi-même dans des temporalités variées, dans des différentiels de temps, ce qui explique (ou plutôt implique) la solidité relative souvent associée à l’action technique. Ce qui est vrai du temps l’est aussi de l’espace, car cet humble marteau maintient en place des lieux tout à fait hétérogènes et que rien, avant l’acte technique, ne permettait de rassembler: les forêts d’Ardennes, les mines de la Ruhr, l’usine allemande, le camion d’outillage qui propose des discounts chaque mercredi sur les routes du Bourbonnais pour finir par cet atelier d’un bricoleur du dimanche particulièrement maladroit. Toute technique ressemble à ce que les surréalistes appelaient un ‘cadavre exquis’. Si nous devions, par intention pédagogique, inverser le mouvement du film dont ce marteau n’est que la terminaison, nous devrions déployer des temps lointains et des espaces dispersés, toujours plus nombreux: l’ampleur, la dimension, la surprise des connections aujourd’hui invisibles qui seraient alors rendues manifestes, nous donneraient par contraste l’exacte mesure de ce que ce marteau, aujourd’hui, fait. Rien de moins local, de moins contemporain, de moins brutal qu’un marteau, dès que l’on se met à déplier ce qu’il agence; rien de plus local, brutal et durable que ce même marteau, dès qu’on replie tout ce qu’il a impliqué."
Latour, B. (2000). La fin des moyens. Réseaux, 18(100), 39-58.