Primate Cinema: Baboons as Friends from Rachel Mayeri on Vimeo.

"Pour qu’une société de babouins puisse être à la fois si souple et si serrée, il a fallu faire une hypothèse stupéfiante : il a fallu attribuer à ces petits singes des compétences sociales de plus en plus étendues afin de les rendre aptes à réparer, accomplir, consolider sans arrêt la fabrique d’une société aussi complexe et aussi peu rigide. Rien n’est simple pour un babouin dans cette société nouvelle qu’on lui a forgée. Il doit constamment déterminer qui est qui, qui est inférieur ou supérieur, qui mène ou non la troupe, qui doit laisser le passage, mais il n’a à sa disposition que des ensembles flous dont la logique porte sur l’évaluation de centaines d’éléments. A chaque instant, il faut, comme disent les ethnométhodologues, réparer l’indexicalité. Qui appelle ? Que veut-il dire ? Ni marques, ni costumes, ni signes discrets. Bien sûr, il y a de très nombreux signes, grognements et indices mais aucun n’est sans ambiguïté. Le contexte seul le dira, mais simplifier ce contexte et l’évaluer est un casse-tête de tous les instants. D’où l’impression étrange que donnent aujourd’hui ces bêtes : en pleine brousse ces animaux qui ne devraient penser qu’à bouffer et qu’à baiser, ne s’intéressent qu’à stabiliser leurs relations ou, comme Hobbes dirait, à associer durablement les corps entre eux. Avec une obstination égale à la nôtre, ils construisent une société qui est leur milieu, leur tâche, leur luxe, leur jeu, leur destin."

" Pour stabiliser une société, chacun – homme ou singe – doit produire des associations qui durent plus longtemps que les interactions leur ayant donné naissance ; par contre les stratégies et les ressources utilisées pour obtenir ce résultat changent lorsque l’on passe de la société des babouins à la société des hommes. Par exemple, au lieu d’agir sur le corps des collègues, parents, amis, on s’attache des matériaux plus solides et moins changeants pour agir plus durablement sur le corps des collègues, parents et amis. Dans l’état de nature, personne n’est assez fort pour résister à toutes les coalitions. Mais si vous transformez l’état de nature en remplaçant partout les alliances indécises par des murs et des contrats écrits, les rangs par des uniformes et des tatouages, les amitiés réversibles par des noms et des marques, vous obtiendrez un Léviathan : « Son dos, ce sont des rangées de boucliers que ferme un sceau de pierre » (Job, 41, 7)."

"La différence de taille relative, dont nous cherchons à rendre compte depuis le début de cet article, est obtenue lorsqu’un microacteur peut ajouter à l’enrôlement des corps celui du plus grand nombre de matériaux durables. Il créé ainsi de la grandeur et de la longévité. Par comparaison, il rend les autres petits et provisoires. Le secret de la différence entre les micro et les macroacteurs, tient justement à ce que l’analyse laisse le plus souvent de côté. Les primatologues omettent de dire que leurs babouins ne disposent, pour stabiliser leurs mondes, d’aucun des instruments humains que l’observateur manipule. "

"Notre analyse, au lieu de retenir les dichotomies social/technique, humain/animal, micro/macro, ne considère que les gradients de résistance, c’est à dire les variations de durée et de solidité relatives des différentes sortes de matériaux (habitudes, mots, bois, aciers, lois, institutions, gênes, sentiments ...)."

"Qu’est-ce donc qu’un sociologue? Quelqu’un qui étudie les associations et les dissociations voilà tout, comme le mot l’indique. Des associations d’hommes ? Pas seulement car il y a trop longtemps que les associations d’hommes croissent et s’étendent grâce à d’autres alliés – mots, rites, fers, bois, graines et pluies. Non, le sociologue étudie toutes les associations mais surtout la transformation d’interactions faibles en interactions fortes et vice versa.[...] La question de méthode devient alors pour le sociologue de savoir où se placer. Comme Hobbes lui-même, il doit s’installer là où le contrat est passé, là où se traduisent les forces, là où l’irréversible devient réversible et où les chréodes inversent leurs pentes."

Callon, M., & Latour, B. (2006). Le grand Léviathan s’ apprivoise-t-il?. Callon, Michel; Latour, Bruno; Akrich, Madeleine, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses de l’École des Mines de Paris, 11-32.