Grégory Bateson a ouvert un champ complémentaire dans l’écologie, celui de l’écologie des signes, afin d’enrichir la seule approche par les échanges d’énergie et de matière qui ne suffit pas à rendre compte de la complexité de la biosphère (Hornborg, 2001).

Dans « vers une écologie de l’esprit », paru en anglais en 1972, Bateson insistait notamment sur les prémisses fausses qui permettent à certaines idées erronées de survivre, par le simple fait que l’écologie des idées dépend de certaines de ces prémisses « programmées en dur », qui deviennent nodales à une constellation d’autres idées subséquentes. Et notre responsabilité en tant qu’éducateurs, est de former ceux qui vont œuvrer, non pas en leur donnant les bons plans d’action, mais avec les bonnes prémisses pour développer une sagesse systémique.

Bateson proposait notamment de reconsidérer notre approche basée sur une logique classificatoire, issue des catégories descriptives du langage, si nous voulions mettre en œuvre davantage de sagesse systémique dans notre confrontation à la crise écologique, et attirait notre attention sur le déterminisme multifactoriel, ou complexe de cette crise ; ne serait-il pas temps de suivre ses propositions ?

Bateson illustre ce problème avec l'exemple d'Alice jouant au cricket avec un hérisson en guise de balle et un flamant rose en guise de batte, afin de démontrer la difficulté pour notre seule conscience projective [ purposive consciousness] de coupler son organisme avec un système plus vaste comme un écosystème, et propose d'avoir recours de manière plus importante aux processus primaires, ou inconscients : 

"Dans les processus primaires, les choses et les personnes ne sont généralement pas identifiées, et le discours porte essentiellement sur les relations qui prévalent entre elles. […]

Le foyer de la « relation » est, toutefois, plus restreint que ne pourrait le laisser entendre le fait que le matériel du processus primaire est métaphorique et que, par conséquent, il n’identifie pas les relatés spécifiques. En fait, l’objet du rêve ou de tout autre matériel relevant du processus primaire est la relation, au sens le plus étroit du rapport entre « soi » et les autres ou entre « soi » et l’environnement. […] [L]es caractéristiques des processus primaires sont ceux de tout système de communication entre organismes qui ne se servent que d’une communication iconique. Ce que la conscience non assistée (par l’art les rêves, etc.) ne peut jamais apprécier, c’est la nature systémique de l’esprit."

L’art, la poésie, et la musique sont des modes de relation qui permettent de corriger l’écueil de la conscience projective : « le coeur a ses raisons que la raison ignore ».

Comme autre facteur correctif envisagés par Bateson, figurait la reconsidération de la relation Je-Cela, ou de sujet à objet, en Je-Tu, ou de sujet à sujet, que l’on pourrait traduire par la reconnaissance d’un soi aux êtres vivants non-humains, et que cette reconnaissance, qu’il qualifie d’amour, est un rempart à l’assujettissement du vivant non-humain.

L’approche écosémiotique de Bateson fut anticipée de quelques années par le travail pionnier de Jacob von Uexküll concerné par les relations intersubjectives entretenues par les organismes selon les caractéristiques propres à leurs équipements sensori-moteurs, ainsi que par les mondes subjectifs de ces organismes issus de ces mêmes caractéristiques sensori-motrices, mondes subjectifs qu’il qualifia d’Umwelten. L’exemple bien connu qu’il proposa en guise d’illustration est celui de la tique  :« Cet animal, privé d’yeux, trouve le chemin de son poste de garde à l’aide d’une sensibilité générale de la peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin, aveugle et sourd, perçoit l’approche de ses proies par son odorat. L’odeur de l’acide butyrique, que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, agit sur lui comme un signal qui le fait quitter son poste de garde et se lâcher en direction de sa proie. S’il tombe sur quelque chose de chaud (ce que décèle pour lui un sens affiné de la température), il a atteint sa proie, l’animal à sang chaud, et n’a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dépourvue de poils que possible, et s’enfoncer jusqu’à la tête dans le tissu cutané de celle-ci. Il aspire alors lentement à lui un flot de sang chaud »




C’est l’exemple de la tique qui inspira à Deleuze (1996) la proposition suivante « Les corps ne se définissent pas par leur genre ou leur espèce, par leurs organes et leurs fonctions, mais par ce qu’ils peuvent, par les affects dont ils sont capables, en passion comme en action. Vous n’avez pas défini un animal tant que vous n’avez pas fait la liste de ses affects. En ce sens, il y a plus de différences entre un cheval de course et un cheval de labour qu’entre un cheval de labour et un bœuf. »

Récemment, l’anthropologie a renouvelé cette approche écosémiotique, avec notamment l’ouvrage d’Éduardo Kohn (2017). Voici ce que dit Descola de l’auteur dans la préface de « Comment pensent les forêts » :  « Adoptant la triade sémiologique de Peirce – symboles, icônes, indices –, il propose que les signes iconiques (c’est-à-dire qui partagent une ressemblance avec ce dont ils tiennent lieu) et les signes indiciels (c’est-à-dire qui sont dans une relation de contiguïté spatiale et temporelle avec ce qu’ils représentent) doivent être introduits dans l’analyse anthropologique, non seulement comme des suppléments aux signes symboliques et afin d’enrichir la sémiose humaine […], mais aussi et surtout parce que les icônes et les indices sont des signes dont les organismes non humains se servent pour se représenter le monde et qui permettent à des formes de vie très différentes de communiquer. L’étude de l’usage inter-espèces des icônes et des indices offrirait ainsi un moyen d’inclure humains et non-humains à l’intérieur d’une sémiose plus englobante et fournirait la pierre angulaire d’une anthropologie « au-delà de l’humain ». Ainsi « la capacité à utiliser des indices ou des images afin de rendre présent quelque chose d’absent – soit parce qu’il n’est plus là, soit parce qu’il n’est pas encore arrivé – convertit de fait en « sois » tous les êtres qui possèdent cette disposition, c’est-à-dire, selon Kohn, tous les organismes. »


Bateson, G. (1972). Steps to an ecology of mind: Collected essays in anthropology, psychiatry, evolution, and epistemology. University of Chicago Press.
Descola, P., 2017. La forêt des signes, préface à « Kohn, E. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l'humain ». Zones sensibles.
Deleuze, G., & Parnet, C. (1996). Dialogues (1977). Paris, Flammarion.
Hornborg, A. 2001. Vital signs : An ecosemiotic perspective on the human ecology of Amazonia. Σημειωτκή-Sign Systems Studies, (1), 121-152.
Kohn, E., 2017. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l'humain. Zones sensibles.
Uexküll, J. v., 1965. Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification, Paris, Denoël.