"J’ai utilisé la notion d’acteur-réseau dans un travail consacré à une innovation qui est toujours pleine de promesses mais qui ne se réalise pas : le véhicule électrique. Pour expliquer l’échec, ou le succès, de cette innovation, il fallait expliquer pourquoi l’automobile à moteur thermique résistait aussi bien. La réponse était évidente. Ce qui permet à une voiture de circuler, c’est tout un complexe sociotechnique dans lequel on trouve pêle-mêle : des constructeurs d’automobile, des compagnies pétrolières avec les empires coloniaux qui leur ont permis de se développer et les guerres qui leur permettent de survivre, des connaissances métallurgiques, des modèles scientifiques pour suivre l’explosion dans les moteurs, des chaînes d’assemblages et des ouvriers spécialisés avec des bureaux d’études, des conventions collectives, une certaine forme de régulation du travail, des lois environnementales, une infrastructure routière, des permis de conduire, des systèmes de taxation, des réseaux de distribution de l’essence et du gazole, des réseaux de garages, des villes conçues pour la circulation... L’automobile équipée d’un moteur thermique prospère parce qu’est attaché à elle le monde sociotechnique dont elle a besoin, l’énorme niche écologique qui lui est nécessaire. Le véhicule électrique ne pouvait réussir que s’il était capable de construire un monde sociotechnique alternatif. C’est pour décrire le processus de la construction d’un tel monde que j’ai recouru au néologisme : acteur- réseau. Réseau parce que le véhicule électrique devait s’attacher progressivement et proprement à tous ces éléments nécessaires à sa survie et à son développement. Acteur car ce monde n’existait pas, il était à imaginer et à construire, et que cette construction ne pouvait être le fait que du réseau lui-même. Ce qui a plu dans l’expression, c’est qu’elle rendait compréhensible la combinaison de ces deux propriétés. Sa traduction ne pouvait que paraître exotique et effrayer. Avec l’acteur-réseau, les chercheurs en sciences sociales étaient en pays familier : tout le monde sait ou croit savoir ce qu’est un acteur, tout le monde sait ou croit savoir ce qu’est un réseau. L’acteur-réseau était aux sciences sociales ce que le maïs hybride a été aux sciences agricoles : le changement dans la continuité."

Callon M. et Ferrary M., Les réseaux sociaux à l’aune de la théorie de l’acteur-réseau, Sociologies Pratiques 2006/2, N° 13, p. 37-44.