moutons du Verdon, 2017 © Éric Collias

"En déhanchant l’interaction pour nous associer à des non-humains, nous pouvons durer au-delà du temps présent, dans une autre matière que celle de notre corps et  interagir à distance, chose absolument impossible à un babouin ou à un chimpanzé. Simple berger, il suffit que je délègue à une barrière en bois la tâche de contenir mes moutons, pour que je puisse dormir avec mon chien. Qui agit pendant que je dors ? Moi, les charpentiers et la barrière. Me suis-je exprimé dans cette barrière comme si j'avais actualisé hors de moi une compétence que je possédais en puissance ? Pas le moins du monde. La barrière ne me ressemble aucunement. Elle n'est pas l’extension de mes bras ou de mon chien. Elle me dépasse tout à fait. Elle est un actant de plein droit.

Surgit-elle de la matière objective, soudainement, pour écraser par ses contraintes mon pauvre corps fragile et ensommeillé ? Non, j'ai été la chercher parce qu'elle n'avait justement pas la même durabilité, la même dureté, la même plasticité, la même temporalité, bref la même ontologie que moi. En me plissant en elle, j'ai pu glisser d'une relation complexe qui réclamait ma vigilance continuelle à une relation simplement compliquée qui n'exige plus de moi que de verrouiller la porte. Les moutons interagissent-ils avec moi lorsqu'ils cognent leur museau sur les rêches planches de sapin ? Oui, mais avec un moi débrayé, délégué, traduit, multiplié par la barrière. Se heurtent-ils aux contraintes objectives de la matière ? Pas vraiment, puisque la barrière ne ressemble pas plus au sapin qu'à moi. Il s'agit bien d'un actant à part entière qui s'ajoute dorénavant au monde social des moutons bien qu'il ait des caractéristiques totalement différentes des corps. À chaque fois qu'une interaction dure dans le temps et s'allonge dans l'espace  c’est qu'on l’a partagée avec des non-humains."

Latour, B. (2007). Une sociologie sans objet? Remarques sur l’interobjectivité. Objets et mémoires, 37, 58.