Historiographie

« la crise des irrationnels »

III

Michel, Paul-Henri & Itard, Jean in Taton, René, La science antique et médiévale, des origines à 1450, 1ère édition, 1957, PUF, "Quadrige", 1994, p. 231-233

§1 La géométrie est intimement liée, chez les premiers Pythagoriciens, à l'arithmétique. Nous l'avons vu au sujet de l'arithmo-géométrie. Elle apporte à la théorie des nombres l'aide de la vision, de l'intuition, de l'évidence. L'arithmétique lui apporte en échange la certitude des calculs. Pythagore, dit la tradition, en fait un enseignement libéral, c'est-à-dire la fonde sur l'abstraction, les définitions précises, les preuves rigoureuses. Déjà, toujours suivant la tradition, il semble bien que les Ioniens aient dégagé la notion d'angle qui, à la lumière des documents actuellement connus, ne semble pas avoir été explicitée en Égypte et en Mésopotamie. Mais il est difficile de dater l'apparition des notions abstraites de ligne, de droite, de point etc., et, comme elles n'apparaissent pas chez les Babyloniens et sont bien connues au IVe siècle, il y a lieu de les attribuer aux Ioniens ou aux premiers Pythagoriciens.

§2 Toutefois la géométrie grecque, comme les géométries antérieures, est dominée par la notion d'aire. On mesure des surfaces, on les ajoute, on les retranche, on les divise en parties égales, ou ayant entre elles des rapports simples, etc. Le chef-d'oeuvre de cette étude des aires est le théorème qui porte, de nos jours, le nom du Sage de Samos : "Dans les triangles rectangles, le carré du côté qui soutient l'angle droit est égal aux carrés des côtés comprenant l'angle droit" (Éléments d'Euclide, I, 47). Énoncée par Pythagore comme le veulent Plutarque, Diogène Laerce, Athénée et Proclus, cette proposition appartient au fond le plus ancien des mathématiques. Connue depuis longtemps des Babyloniens, elle jouait déjà chez eux un rôle fondamental (cf. supra, pp. 117-118). Elle se présente dès son apparition sur les tablettes de l'Ancien Age Babylonien sous un aspect technique : calcul approché d'un côté à partir des deux autres, et arithmo-géométrique : formation des triangles rectangles dont les côtés se mesurent en nombres entiers au moyen de la même unité. On trouve une série impressionnante de ces derniers triangles dans la tablette Plimpton 322, de la haute époque babylonienne (cf. supra, p. 109). Leur expression générale figure au livre X des Éléments d'Euclide (Prop. 28, lemme 1).

§3 (...) Aucun document ne permet d'affirmer, à l'heure actuelle, que les Babyloniens aient connu une démonstration d'une proposition qu'ils utilisaient de main de maître. En l'absence de témoignages incontestables, on peut admettre avec la plupart des historiens que cette démonstration a été donnée pour la première fois par Pythagore et ses disciples directs. Il serait toutefois hasardeux d'identifier cette première démonstration hypothétique avec celle d'Euclide (Éléments, I, 47). On pourrait plutôt la rapprocher de la preuve de Tchao Kiun K'ing (cf. supra, p. 188), qui est davantage une évidence - quelque chose qui se voit - qu'une démonstration abstraite.

§4 Le cas particulier du triangle rectangle isocèle conduit à la duplication du carré (Platon, Ménon, 82-85). La diagonale et le côté n'ont pas de commune mesure. Leur rapport devient inexprimable. Les Babyloniens s'en tirent, inconsciemment peut-être, en donnant une excellente valeur approchée de la mesure de la diagonale, le côté étant l'unité : 1, 24.51.l0 en numération sexagésimale (tablette YBC 7289). Les Pythagoriciens prouvent quant à eux le non-commensurabilité, et c'est là, probablement, leur plus belle réussite. La preuve est fondée sur la technique du pair et de l'impair. "Ils prouvent que le diamètre du carré est incommensurable au côté en montrant que, si l'on admet qu'il lui est commensurable, un nombre impair serait égal à un pair" (Aristote, Analytiques Postérieurs I, 23).

§5 (...) Une fois apparu un couple de longueurs incommensurables, des cas analogues ont dû se présenter en foule. Un écho de ces recherches apparaît dans le Théètète de Platon (147 d-148 b) où le jeune Théètète évoque devant Socrate les travaux de son maître Théodore qui a démontré, sur l'exemple des 17 premiers nombres, que les racines des entiers non carrés sont irrationnelles. Quelques autres textes de Platon, d'Aristote, de Pappus et de Proclus, ainsi que des scolies anonymes au livre X des Éléments d'Euclide permettent d'affirmer que dès l'époque platonicienne, la distinction est faite entre deux groupes d'irrationnelles : d'une part, celles dont les carrés sont rationnels, d'autre part, celles dont les carrés eux-mêmes sont irrationnels, médiales (sqrt4 (2)), binômes (sqrt (2) + sqrt (3)), apotomes (sqrt (3) - sqrt (2)).

§6 Jusqu'à l'intrusion des irrationnelles - ce viol fécond - la géométrie grecque pouvait s'aider, en toute quiétude, de procédés de calcul, d'une logistique, qui s'apparentaient probablement plus aux procédés égyptiens, qu'aux babyloniens (ce n'est guère qu'au IIe siècle avant J.-C. que les astronomes grecs adopteront les fractions systématiques sexagésimales). Lorsque (au Ve siècle ?) les géomètres durent se rendre à l'évidence et admettre que l'incommensurable était la règle, le commensurable, l'exception, des options délicates se présentèrent. Les praticiens, arpenteurs, ingénieurs, architectes, astronomes, continuèrent les méthodes anciennes et se contentèrent d'approximations, témoins, bien plus tard, Ptolémée et Héron d'Alexandrie. Des théoriciens approfondirent la notion de commensurabilité et perfectionnèrent, aux Ve et IVe siècles, la théorie des nombres, telle qu'elle est exposée dans les livres arithmétiques des Éléments d'Euclide. D'autres, ou les mêmes, étudièrent les irrationnelles les plus simples, travaux qui devaient aboutir au livre X des Éléments. Des algébristes se complurent probablement à des exercices acrobatiques où la règle était de ne pas sortir du domaine du rationnel, et cela aboutira, beaucoup plus tard, aux Arithmétiques de Diophante.

§7 Enfin, topologistes avant la lettre, parmi lesquels on cite Eudoxe au IVe siècle, certains, probablement dès le Ve siècle, s'attachèrent à préciser la notion de rapport en général. Leurs efforts ont conduit au chef-d'oeuvre qu'est le Ve livre des Éléments d'Euclide. Sous l'aspect où il apparaît dans Euclide, c'est un sommet de la pensée humaine, mais très difficile parce que très beau. D'une théorie qu'un Galilée ou un Torricelli n'ont pas comprise malgré leurs efforts, dont son principal défenseur au XVIIe siècle, Barrow, dira qu'elle était, pour les mathématiciens et les philosophes de son temps, un croquemitaine, et qui devra attendre Dedekind pour être assimilée, d'une telle théorie, il serait trop désinvolte ou trop naïf d'assurer, sans témoignages incontestables, que tel mathématicien, même génial, même s'il s'appelle Eudoxe, en est le fondateur. Comme des procédés moins élégants, moins profonds, mais acceptables, ont existé depuis lors pour asseoir la notion de rapport, comme on peut trouver chez Archimède lui-même une trace de tels procédés, comme seules deux scolies anonymes l'attribuent à Eudoxe, disons simplement que le Ve livre figure dans les Éléments d'Euclide, laissant la balance indécise entre Eudoxe, Euclide ou quelque inconnu de génie. Croire son exposé moins élaboré que celui des Éléments n'est pas déshonorer le premier.

§8 Signalons toutefois que la théorie grecque des rapports présente un point faible, à savoir que leur ensemble n'est muni que d'une structure de groupe et non pas d'une structure de corps. Ce groupe, il est vrai, est complété par quelques applications de l'ensemble sur lui-même, "inversion", "composition", "séparation", qui sont, au fond, les transformations de base de notre groupe modulaire.

§9 Il n'en est pas moins vrai qu'il se produit vers le Ve ou le IVe siècle un divorce entre logistique, calcul, algèbre d'une part et “géométrie” de l'autre, et ce divorce pèsera très lourd sur l'évolution ultérieure des mathématiques.

§10 Parmi les diverses échappatoires tentées, et réussies, par les mathématiciens grecs - outre la théorie générale des rapports, et plus proprement géométrique qu'elle - se place la partie de “l'algèbre géométrique” (expression de Zeuthen) qu'est l'application des aires. C'est la traduction géométrique directe, sans utilisation du nombre, de la mesure, du rapport, des calculs babyloniens du premier et du second degré. Les fondements en sont exposés aux livres II et VI des Eléments d'Euclide. Tout le second degré est, par ce biais, annexé à la géométrie.